Ci-après un extrait du livre qui montre, sur l’exemple de la destruction des vieux quartiers de Marseille, que l’occupation nazie permettait de réaliser par la seule violence d’Etat , déportations à la clé, des opérations intéressant directement et de longue date la bourgeoisie d’affaires française.
Répression et profits : Paribas, la Banque d’Indochine, les syndiques et la destruction du Vieux Port de Marseille (janvier 1943)
Des massacres à parfum immobilier
La recherche du profit se cacha parfois sous la pire répression, comme en témoignent les « événements de Marseille » de janvier 1943, préalables à une rénovation-spéculation urbaine plus spectaculaire que les déportations de juifs parisiens. (697)
L’invasion, préparée dans un « secret » total, des « vieux quartiers » (« le quartier nord du Vieux Port ») le dimanche 24 janvier 1943 (698) fut mise au point depuis 1942 par Bousquet et Karl Oberg, « chef supérieur des SS et de la police allemande ». L’opération policière entra dans sa phase décisive sous le faux prétexte d’un attentat, le 3 janvier, dans un lupanar allemand de Marseille. Elle s’appuya sur le préfet régional « 100 % allemand » (699) que Bousquet fit nommer à cet effet : Jean-Marcel Lemoine, arrivé à Marseille le 11 janvier, avait démontré son zèle répressif à Limoges ; il en avait été récompensé par la francisque dont Bousquet avait, en octobre 1942, été le « parrain » (700) il accéda même, en janvier 1944, au poste de « secrétaire général à l’intérieur » de Darnand, successeur de Bousquet). Bousquet et Oberg, voyageant ensemble à l’aller et au retour en « strict incognito », par « wagon spécial train régulier », peaufinèrent à Marseille même l’opération pendant trois jours, du 13 au 15 janvier 1943 (701), avec Lemoine, Pierre Barraud, préfet délégué à l’administration de Marseille (« maire » nommé par Vichy), René Chopin , préfet délégué des Bouches- du-Rhône, et l’intendant de police Maurice de Rodellec du Porzic . Ils revinrent « le 23 janvier […] à Marseille pour diriger l’opération » (702)
Précédées le 23 janvier d’une invasion policière, les rafles furent opérées en deux heures le 24 par la police allemande, la gendarmerie et la garde mobile françaises flanquées des « SOL » (service d’ordre légionnaire de Darnand, bientôt miliciens), « dont quelques- uns avaient des armes apparentes, mais qui avaient tous des matraques [et…] les Compagnons de France [qui] formaient face à la foule le cor don extérieur qui iso lait le Vieux Port ». Poursuivies le 25, elles entraînèrent l’expulsion de 40 à 50 000 personnes et l’arrestation de 6 000, classées en neuf caté go ries : les deux premières étaient « a) [les] juifs étrangers, b) [les] juifs français, « malheureux israélites qui on été déportés en zone occupée » (703)
« L’opinion dans sa majorité », rapporta un gaulliste le 1er février, « pense qu’on a voulu réaliser, à peu de frais, le plan d’urbanisme dit plan Beaudoin (dégagement de la Mairie, assainissement des vieux quartiers). Ainsi, […] on ne procédait plus aux règles de l’expropriation, longues, onéreuses. Tout cela sous le couvert des Allemands » (704). Les 3 et 10 fut précisé : «les opérations de Marseille sont à l’heure actuelle presque entièrement terminées, et la démolition du vieux port est commencée. L’on dit que démolitions et reconstructions de ce quartier de Marseille ont été confiées à des grosses firmes de travaux publics en lesquelles M. Fernand Bouisson (705) se trouve comme par hasard avoir des intérêts. » « Le véritable motif de l’évacuation […] serait le suivant : La régie immobilière de la Ville de Marseille […] poursuit la réalisation de plan d’aménagement amorcé depuis 1929 (706). Subventionnée par la Banque des Pays- Bas, elle s’apparente à la régie intéressée qui vient de s’emparer du canal de Marseille 7621, à la faveur du gouvernement de Vichy. L’architecte [Eugène] Beaudoin de Marseille, le directeur technique Chalon ne sont que les instruments de cette organisation. Les Allemands ont été intéressés à cette opération pour couvrir l’évacuation et la démolition avec le minimum de frais. » 707
Un renseignement du 20 juillet 1943 sur « Marseille et ses industries » opposa sa zone exsangue faute de matières premières (les huileries) à la réorganisation « démontr[ant] la vitalité des milieux d’affaires marseillais » : « la démolition du quartier du Vieux Port a mis en avant les projets de reconstruction de la ville. La direction […en] est confiée à la Régie foncière et immobilière de la ville de Marseille, qui vient d’être fondée par la Banque de Paris et des Pays-Bas mais qui est contrôlée par la ville. Disposant d’un capital de 5 millions de francs, qui sera peut-être porté à 10 millions, elle est surtout une société d’études, inspirée par l’architecte Beaudouin. Ses projets de reconstruction ont déjà obtenu l’approbation du gouvernement. » 708
Le BCRA connut donc tôt et bien l’aspect immobilier de « ces massacres », mot de 1946 d’Oberg709 qui, le 13 janvier 1943, au siège marseillais de l’état- major des SS, les qualifiait d’« opération de salubrité d’intérêt européen » 710.
La mobilisation des synarques
Le plan d’urbanisme à Marseille excitait visiblement la synarchie depuis un an. À sa visite officielle du 1er février 1942, Lehideux célébra ses perspectives magnifiques « sous l’impulsion de votre préfet régional711 et de ses adjoints, conformément au plan d’aménagement établi par M. Beaudouin, dont le talent s’est une fois de plus affirmé. Votre ville va progressivement se transformer et s’embellir, les taudis faire place à des jardins et des stades créées au centre de la ville ; des allées borderont les grandes artères radiales, tandis que des parcs et des promenades entoureront l’agglomération d’une ceinture de verdure » 712. Le « maire » Pierre Barraud « confi [a] en 1942 à E. Beaudouin », après avoir éliminé ses rivaux, « l’élaboration du plan de la région marseillaise » 713.
Jean Jardin, directeur de cabinet de Laval depuis avril 1942, vit trois fois en juillet depuis le 5 son « patron » Raoul Dautry, officiel « “ermite” du Lubéron […] retiré » à Lourmarin : ils auraient discuté de « l’obsession » du faux retraité, supprimer « la pollution des eaux de Marseille [,…] œuvre essentiellement apolitique [qui] ferait la gloire du gouvernement » et qu’il n’aurait « accepté[e qu’] à son corps défendant ». Le synarque Jardin, ancien « secrétaire [de Dautry,] directeur de la SNCF », restait avec lui « en relations très suivies [et…] le recevait […] assez fréquemment à son domicile » du temps de son ministère de l’Armement 714. « Chargé de mission » chez le synarque Bouthillier en 1941-1942 715, puis directeur de cabinet de Laval auprès de son intime synarque Jacques Guérard , secrétaire général, Jean Jardin aurait en pleins préparatifs des déportations parisiennes proposé au grand synarque et notable du Comité France- Allemagne « Raoul Dautry de reprendre la direction de la SNCF » sans lien avec « la contamination des eaux de Marseille » ?716
La police et la justice savaient tout du dossier, comme l’avèrent les questions précises qu’elles posèrent depuis l’automne 1944 aux inculpés, français et allemands. Elles en obtinrent quelques aveux, immobiliers notamment, au milieu d’un flot de mensonges et d’omissions. Le 9 février 1946, Oberg admit qu’au cours des tractations de janvier 1943, « Bousquet, Barraud et moi, nous avons fait une tournée dans le quartier du Vieux-Port et à cette occasion, Barraud a attiré mon attention sur certains monuments de Marseille en me priant dans la mesure du possible de les épargner au moment de la destruction »717. Il ne s’agissait pas seulement de monuments publics, dont le « directeur général de la propagande en zone Sud » depuis décembre 1941, Paul Creyssel, loua le respect dans Le Matin du 13 février en « dénonçant les mensonges de la radio anglo-américaine et soviétique » :« que les artistes se rassurent : ni l’hôtel de ville ni la maison diamantée, ni les plus nobles façades ne perdront rien à être dégagées d’une gangue de masures malpropres. » 718 Il convenait aussi d’épargner des propriétés des organisateurs du forfait, sur lesquels Barraud (muet sur sa « tournée » avec Oberg et Bousquet « dans le quartier du Vieux- Port ») fit en octobre 1944 des demi-aveux : « pour assurer la sauvegarde des objets d’art et de certaines maisons historiques, j’ai fait appel au concours de M. Beaudoin, architecte urbaniste », et de deux de ses collègues. « J’affirme [cependant] que j’ignorais que M. Beaudoin fût propriétaire de l’hôtel Franciscou au moment où je l’ai désigné pour faire ce travail. » 719
Un autre aveu d’Oberg de janvier-février 1946 pose Barraud en délégué aux opérations immobilières démarrées par la démolition, qui suivit immédiatement le crime : « À mon retour à la vieille Mairie, M. Barraud m’a montré une brochure intitulée “Le Nouveau Marseille” et qui traitait de projets d’urbanisme concernant le Vieux- Port ; en me disant que les mesures allemandes allaient rendre possible ce qui sans cela aurait dû attendre des années » ou « hâter et faciliter l’exécution de ce plan qui, jusqu’alors, s’était heurté à des difficultés de réalisation ». La police interrogea aussi Oberg dès son arrestation « à Baden- Baden » et à nouveau à Paris sur l’« immixtion de la Banque d’Indochine ou d’une autre banque [ou] de manœuvres spéculatives dans cette affaire de Vieux- Port ». Il assura n’en avoir « jamais entendu parler », ajoutant : « Les conversations et discussions ont duré à Marseille environ deux jours. Il ne s’agissait d’ailleurs plus que des mesures d’exécution envisagées au point de vue technique, notamment du choix d’un camp. Finalement c’est celui de Fréjus qui a été choisi. » Or, le choix des lieux d’« évacuation », Fréjus, comme Compiègne, avait été planifié bien avant le voyage. Que firent donc Bousquet et Oberg du mystérieux troisième jour du séjour à Marseille, car il y en eut trois et non « environ deux » 720 ? Dans l’éloge que Carl Boemelburg, chef de la police de sécurité, fit de Bousquet « à un autre officier » allemand en mars 1943, un détail détonne. Il mentionna son zèle, habituel, dans la chasse aux communistes et aux juifs, mais aussi sa fougue dans la destruction de Marseille (double ardeur qu’Oberg censura en 1946) : « nous pouvons avoir toute confiance en Bousquet. Nous l’avons vu à l’œuvre à Marseille, où il a organisé et dirigé l’expulsion des habitants des vieux quartiers et la démolition. Il a fait beaucoup plus qu’il n’était demandé. » 721
Bousquet, connu de la police comme lié à la synarchie722 au moins depuis l’« Affaire Navachine » de 1937 723, se vit décerner une francisque précoce : n° 515 de juin 1941 724. Les RGSN lurent attentivement le pamphlet qui « circula sous le manteau, dans l’entourage même du Maréchal […] aux environs du 21 décembre 1943 » : il dressait « M. Guérard et son ami Bousquet » en couple soudé, en pleine crise de Vichy, dans l’option allemande définitive (que Bousquet abandonna quelques jours après), « travaill[a]nt chacun dans leur zone d’influence respective, l’un rue de Lille, l’autre avenue Foch » 725.
La synarchie salua la libération de Bousquet, en 1949, en le nommant à Paris directeur d’un fief, la Banque d’Indochine, tandis que Guérard dut à Madrid, à la tête des filiales d’Espagne des assurances Worms, patienter jusqu’en 1955726. L’ardeur de Bousquet dans « la démolition » au profit de la haute banque ne peut qu’avoir secondé sa reconversion
NOTES relatives à cet extrait
697. Vital- Durand B., Domaine privé, chap. 2 et 3, cit. 1re éd., p. 196.
698. Rapport NM 120 sur les faits, 23-25 janvier ; LIBE/31501, « renseignements sur les opérations policières effectuées à Marseille », 11 février ; A/M FX 03. 3/14, 1er février 1943 (le terme « zone occupée », au lieu de « zone Nord », demeura après novembre 1942), un des trois dossiers verts de F1a, 3922, AN.
699. Lemoine, « a présidé à la destruction du Vieux Port […] (2 filles qui ont des rapports très étroits avec les Allemands) », information 5 janvier 1944, F1a, 3978, AN.
700. Fiche 1803 du préfet régional Limoges, accepté le 23 octobre 1942, F7, 15388, AN.
701. Et non deux, selon certains témoignages (et Oppetit C., dir., Marseille, p. 27-29. Bousquet « quitte Marseille le 14 pour arriver à Vichy le 15 au matin », p. 29). Horaires SNCF formels : tél. Martin à préfets régionaux Marseille et Lyon, en communication aux préfets concernés : départ de Paris 12 janvier, 19h10, « Marseille arrivée 9 h 50 » le 13, tél. 389, 12 janvier ; départ de Marseille 15 janvier 20 h 35, tél. 500, 15 janvier 1943, Che mise XVI, F7, 15333, AN. 3e jour, infra.
702. Auditions Barraud, par Jean Bouquier, JI Marseille, 12 octobre 1944 (suite de celui du 9, non versé), W3, 88 ; Oberg par Bergé et Seyvoz, DRG, 15 janvier 1946, par Mitton, JI CIHCJ, à DRG, 14 février 1946, W3, 89 (et 358), AN ; Oppetit C., dir., Marseille, sur tout p. 21-45, et Ryan D. F.,Holocaust.
703. Rapport NM 120 sur faits 23-25 janvier ; LIBE/31501, 11 février 1943 ; A/M FX 03. 3/14,1er février 1943, un des trois dossiers verts de F1a, 3922. Et sur tout, W3 cités, AN.
704. A/M FX 03. 3/14,1er février 1943, F1a, 3922, AN.
705. Ancien SFIO comme Laval, dont il fut l’associé et le complice, ancien président de la Chambre enrichi dans diverses spéculations, notamment président CA de L’OEuvre, Cointet J.-P., Laval, index ; collaborationniste spectaculaire, membre du « cercle européen » et familier des Allemands, notes Schwendemann 7068/42, Paris, 15 décembre 1942, et Pr 2198/42 pour Achenbach, 11 mai 1942 (« J’ai visité les fermes de la région Saint- Raphaël qu’il a achetées là- bas en juillet et qu’il a depuis lors complètement reconstruites. Il a transformé en terre à blé, en vignobles et en vergers de vastes étendues en friches couvertes de taillis et a installé une ferme avicole modèle, etc. », W3, 352 et 354, AN.
706. Ou 1939 ? date surchargée ; depuis 1931 d’après les architectes cités infra.
707. « Un rapport complet sera remis ultérieurement » [absent], France Politique, WEZ 4 janvier février, reçu 24 mai 1943, F1a, 3922, AN.
708. BRE 8/20301, Bouches- du-Rhône, 20 juillet 1943, F1a, 3922, AN.
709. Lap sus : il parlait toujours d’« évacuation », déposition devant Mitton, Paris, 8 février 1946, W3,89, AN.
710. Audition de Barraud, par Bouquier, Marseille, 12 octobre 1944, W3, 88, AN.
711. Alors Max Bonnafous, sis à ses côtés.
712. Communiqué Office français d’informations (Vichy, ex- Havas-Information), cité rap port Vilatte sur Lehideux, 19 juillet 1945, W3, 217, AN.
713. Jacques Greber et Gaston Cas tel. Bonillo J.-L., dir., Marseille, p. 22-24 ; Thierry Durousseau, architecte, « Patrimoine du XXe siècle à Marseille », PDF, Internet.
714. RGPP, sd, forcément entre septembre 1939 et mai 1940, fonds RG Jean Jardin, APP.
715. Officiellement par arrêté Bouthillier 23 mars, Vichy, JOÉF, 9 octobre 1941, BVP. Appartenance
synarchique souvent évoquée mais rejetée, Assouline P., Éminence, passim, établie par maints
documents dont j’ai informé Alexandre Jardin. Absent des listes, présent sur « car net de poche » Jean Coutrot, avec son n° de téléphone « Inv[alides] 31-22 » (confirmé par son petit-fils), « dossier 7 (personnes) », W3, 222, AN.
716. Le récit laborieux des visites (« pour se ressourcer […] et s’épancher ») de Jardin (promu par Laval pour aimable fourni ture de Balto de décembre 1940 à avril 1942) suggère que Vichy avait chargé d’urbanisme marseillais le « retraité » lié à Laval et Jacques Le Roy Ladurie (infra), Assouline P.,Éminence, p. 93, 107-108 ; 130-133 ; index de ces noms, Lacroix- Riz, Choix et Munich.
717. Déposition Oberg devant Mitton, 9 février 1946, W3, 89, AN.
718. Le Matin, 13 février 1943, cité rapport inspecteurs RG Clerbaut et Colletta, 29 juin 1946, PJ, 43, Creyssel, APP, et infra.
719. Audition Barraud par Bouquier, Marseille, 12 octobre 1944, W3, 88, AN.
720. Auditions Oberg par Mitton, 9 février ; Bergé et Seyvoz, 15 jan vier 1946, W3, 89, AN et supra.