Joyau architectural du Canada, le Musée Royal de l’Ontario (ROM) est aussi un fabuleux coffre à mystères pour qui prend le temps de fouiner parmi ses réserves. Pour chaque pièce exposée, des
milliers d’autres sont en effet stockées dans des salles inaccessibles au public, voire secrètes, situées dans les sous-sols du musée.
Celles-ci constituent la partie cachée de l’iceberg. La majeure partie du travail de conservation des œuvres, études et recherches y est réalisée, mais ces réserves abritent aussi un certain
nombre d’objets échappant aux critères habituels des collections. On trouve ainsi plus de six millions d’artefacts dans celles du Musée royal de l’Ontario, dont certains n’ont plus été déballés
depuis des décennies !
C’est dire le potentiel de mystère de cette étonnante collection cachée, dont ce numéro de l’émission « Secrets de Musées » nous propose de découvrir quelques spécimens pour le moins étonnants.
Au programme : déballage d’une momie d’un bébé Égyptien mort il y a 2000 ans, rencontre avec un squelette de dinosaure mystérieusement égaré durant plusieurs décennies, découverte d’armes de
guerre oubliées, énigme historique autour d’une mystérieuse coiffe Amérindienne, et examen d’un bouledogue empaillé datant de 1930 qui nous éclaire sur les dangers de l’élevage sélectif…
. Secrets de momies
La visite commence dans la galerie consacrée à l’Égypte ancienne. Le décor, l’atmosphère, impressionnent vivement ; la présence de fantômes y est presque palpable. Comment les hommes et les
femmes dont les momies sont exposées ici vivaient-ils ? Comment sont-ils morts ? Dans une pièce sombre située sous les galeries ouvertes au public, ces momies se racontent à leur façon.
Deux scientifiques – une égyptologue et un bio-archéologue – tentent de recueillir ces confidences post-mortem. Leur interview commence par tordre le cou à une idée reçue : toutes les momies
n’étaient pas celles de pharaons ou de princes. On croit en effet que la momification était un procédé réservé à l’élite que seuls pouvaient se permettre les riches ou les puissants, mais c’est
inexact. De nombreux ateliers de momification existaient dans l’Égypte ancienne, proposant des « services » adaptés aux revenus de chacun. Si les rois et les hauts dignitaires faisaient appel aux
meilleurs embaumeurs et étaient enterrés dans des sarcophages luxueux, l’homme de la rue pouvait lui aussi se faire momifier.
La conservation du corps était un symbole très important chez les anciens Égyptiens. La destruction de celui-ci représentait un risque très grave. Les Égyptiens croyaient en effet que la mort
représentait la séparation entre le support matériel et les éléments immatériels ; le ba qui correspond à l’âme et le ka qui représente l’énergie vitale. C’est pourquoi il fallait que ces deux
principes, au réveil de sa nouvelle vie, puissent réintégrer le corps, préalablement conservé grâce au procédé de momification.
Mais que soit parmi l’élite ou chez le peuple, il y a une sorte de momie que l’on s’attend rarement à trouver : celle d’un bébé. Les collections du ROM abritent deux petites momies de ce type.
Une aura de mystère flotte autour d’elles car les scientifiques ignorent comment elles ont rejoint les collections du musée. L’explication la plus probable est qu’elles faisaient partie d’un
cabinet de curiosités. Dans les années 1820-1850, ceux-ci étaient très à la mode et les momies faisaient partie des pièces de choix que l’on aimait y exposer pour éblouir l’assistance. A l’apogée
de cette tendance, les collectionneurs exposaient leurs acquisitions à leur domicile et conviaient leurs amis à des fêtes morbides durant lesquelles les momies étaient « déballées », c’est-à-dire
débarrassées de leurs bandelettes pour révéler le corps momifié.
Aujourd’hui, les archéologues et les chercheurs sont heureusement bien plus respectueux des momies, ces fantastiques témoins du passé. Le « déshabillage » se fait grâce aux techniques d’imagerie
médicale – radiographie, scanner – qui permettent de faire « parler » les squelettes sans les dégrader. Les restes du premier bébé momifié sont en mauvais état ; les chercheurs soupçonnent que sa
momie a été exhumée d’une tombe lors d’un pillage. L’état de conservation du second bébé est heureusement bien meilleur. L’état de calcification des dents indique qu’il avait environ 9 mois. Mais
la radiographie va révéler un fait bien plus intrigant : une tige rectangulaire est enfoncée dans la cavité thoracique, traversant celle-ci jusqu’à la base du crâne. Tout semble indiquer que
celui-ci a été inséré dans le corps de façon post-mortem, de manière à ce que la tête de l’enfant reste dans le même axe que le reste du corps : une manière d’assurer sa préservation durant le
rituel d’embaumement.
Le monde des anciens Égyptiens était peuplé de dangers surnaturels contre lesquels ils se prémunissaient en portant des amulettes. Les nouveau-nés étant considérés comme particulièrement
vulnérables aux démons et aux esprits, ces amulettes étaient déposées dans leurs berceaux en guise de protections. Même après la mort, les parents s’assuraient que les dieux protègent leurs
enfants ; le linceul qui enveloppe le premier bébé est ainsi décoré d’un motif représentant des divinités protectrices destinées à l’accueillir dans l’Au-delà.
C’est en tout cas cause bien réelle qui a tué les deux enfants. Les chercheurs penchent pour une maladie aigüe : virus mortel ou bactérie de type Escherichia coli (E.coli). Les anciens Égyptiens
donnaient en effet du lait de chèvre mélangé à du miel aux bébés, or le lait pouvait facilement s’infecter et causer une mort très rapide. C’est probablement ce qui est arrivé aux deux petites
momies.
. Grenade médiévale
La deuxième partie de ce voyage dans les réserves du ROM nous emmène à la découverte d’étranges « grenades » exhumées sur des sites archéologiques d’Égypte, de Syrie et d’Iran et datant du XIIe
ou du XIIIe siècle, soit en pleine époque médiévale. Même les experts des plus grands musées du monde sont incapables d’identifier ces mystérieux objets, dont la fonction demeure inconnue.
Pour tenter de percer ce mystère, les chercheurs en ont fabriqué des copies. Deux hypothèses leur semblent plausibles. La première voudrait que ces objets soient la base d’une pipe à eau – un
narguilé – qui servait à fumer du haschich à l’époque. Mais si techniquement, cela semble possible, l’objet est bien trop lourd pour être pris en main correctement, ce qui laisse les spécialistes
dubitatifs.
La seconde hypothèse voudrait que l’objet soit une sorte de « grenade » médiévale dotée de propriétés explosives. Dans ce cas, les rainures présentes à sa surface auraient non pas une fonction
ornementale, comme le pensaient jusqu’ici les archéologues, mais seraient destinées à lui permettre de se fragmenter lors de l’explosion. Pour vérifier cette théorie, une expérience est tentée en
présence d’un expert en explosifs ; une copie de la « grenade » remplie de poudre noire et dotée d’une mèche est mise à feu. L’explosion qui en résulte est spectaculaire. Pour les chercheurs, il
ne fait plus aucun doute que cet objet était bel et bien une grenade. Elle était sans doute utilisée pendant les sièges par les défenseurs pour bombarder les troupes ennemies depuis les
murailles, provoquant de gros dommages parmi les assaillants.
. A la recherche du sauropode perdu
Après cet intermède pour le moins explosif, nous allons nous intéresser à un squelette de dinosaure mystérieusement égaré par le ROM. Mais comment perdre un objet aussi volumineux ? A l’été 2007,
le musée ferme ses portes pour cause d’importants travaux de rénovation. Un nouveau bâtiment sort de terre ; la galerie des dinosaures en sera la principale attraction, mais elle manque encore de
locataires. Pour constituer le clou de cette exposition, le musée se met à la recherche d’un squelette de sauropode. Celui-ci compte parmi les créatures les plus gigantesques à avoir jamais foulé
le sol de la Terre, avec son poids de 100 tonnes et ses 30 mètres du bout de la queue jusqu’à l’extrémité de la tête. Il y a 150 millions d’années, ces grands herbivores vivaient sur le
territoire de l’actuelle Amérique du Nord.
Tandis qu’ils se mettent en quête d’un squelette à acquérir, les responsables du musée font une découverte stupéfiante : un squelette de sauropode presque complet aurait été offert au ROM en
1962. Ils retrouvent même son numéro de spécimen : ROM 3670. Cela signifie que le squelette se trouve dans les réserves du musée. Bien entendu, il a été démonté, et éparpillé au fil des
déménagements successifs, mais en effectuant des recherches grâce au numéro de spécimen, les conservateurs parviennent à retrouver les différents éléments du squelette, stockés dans une dizaine
de lourds tiroirs.
Au total, ceux-ci renferment plus de 2500 pièces qu’il faut maintenant patiemment assembler. Une véritable chaîne de montage est mise en place dans les ateliers du musée, avec des équipes de
forgeage, de soudure, d’usinage et d’assemblage. Chacune de ces équipes a la responsabilité d’une partie du squelette ; grâce à leur parfaite coordination, celui-ci prend peu à peu sa forme
définitive. Les chercheurs constatent alors avec stupéfaction qu’il ne s’agit pas d’un sauropode, comme ils le pensaient, mais d’un barosaurus, l’un des dinosaures les plus rares qui soit. Il
n’en existe que cinq spécimens dans le monde, et celui qui dormait dans les réserves du ROM depuis plusieurs décennies est le deuxième spécimen le plus complet jamais retrouvé. Une véritable
pioche miraculeuse qui permettra à la galerie des dinosaures du ROM de disposer d’une attraction de taille avec ce squelette de barosaurus.
. L’arbalète mise à nu
De la préhistoire, nous allons maintenant effectuer un saut dans le temps jusqu’au Moyen-âge. Les galeries médiévales du ROM recèlent d’innombrables armes de guerre ; sur le champ de bataille, le
choix de celles-ci pouvait faire la différence entre une glorieuse victoire et une défaite sanglante. L’arbalète européenne se distingue du lot par son omniprésence ; on la retrouvait aussi bien
dans le siège des châteaux que dans la guerre de mouvement. Jusqu’au XVe siècle, on peut dire qu’elle constituait le nec plus ultra de l’armement guerrier ; pourtant, il ne fallut que quelques
années pour qu’elle disparaisse quasi définitivement au profit de l’arquebuse à mèche, apparue vers 1450.
Pour comprendre ce qui a motivé ce choix des combattants de l’époque, les chercheurs du ROM vont procéder à un test comparatif entre une arbalète et une arquebuse. Ils commencent par exhumer des
réserves du musée une arbalète datant de la fin du XVe siècle ; celle-ci est radiographiée afin d’obtenir un plan détaillé de son mécanisme interne et de son cranequin, une sorte de cric
utilisant une crémaillère qui permettait à l’archer de tendre la corde de son arme avec facilité.
A partir des plans constitués sur la base de ces radiographies, une réplique d’arbalète est fabriquée par un maître armurier pour servir au test comparatif avec l’arquebuse. A la fin du XVe
siècle, l’apparition de la poudre à canon changea radicalement la configuration des champs de bataille. Ces nouvelles armes pouvaient en effet détruire les murailles des châteaux en tuant
plusieurs hommes à la fois. Les petits groupes de chevaliers qui évoluaient jusqu’ici lors des combats ont alors été remplacés par une infanterie composée de milliers de soldats. Les effectifs
des armées ont augmenté dans des proportions considérables, nécessitant de plus en plus d’armes. Certains historiens se demandent si le coût peut avoir joué un rôle dans la prolifération des
armes à feu. Au début du XVe siècle, les arquebuses sont en effet devenues des armes pratiques, à la fois faciles à fabriquer et bon marché.
Mais le coût n’explique pas à lui seul le fait que l’arbalète ait été supplantée par l’arquebuse. Grâce au test qui va être réalisé, les chercheurs comptent évaluer la cadence de tir et la
puissance des deux armes afin de les comparer. Charger, viser et tirer demande environ 55 secondes avec une arbalète, contre 54 secondes pour l’arquebuse, soit un gain de temps insignifiant.
Match nul également en ce qui concerne les dommages causés par les deux armes. L’arquebuse est plus puissante, mais l’arbalète est également létale. En revanche, l’arquebuse est beaucoup plus
facile à prendre en main que l’arbalète. Les nouvelles recrues qui en étaient dotées pouvaient donc être rapidement opérationnelles, alors que l’arbalète nécessitait une période d’apprentissage
plus longue. Voila pourquoi le fusil est devenu l’arme de prédilection des militaires : n’importe-qui pouvait se transformer en tueur aguerri avec une arme à feu entre les mains.
. La coiffe de Sitting Bull
Certains mystères ne peuvent être résolus par la méthode scientifique. C’est le cas de celui de la coiffe Sioux entreposée dans les réserves du ROM. Le X dans son numéro d’inventaire indique que
toute la documentation à son sujet a été perdue, laissant les conservateurs devant un vide historique total. Tout ce qu’ils savent au sujet de cette coiffe Amérindienne, c’est qu’elle date de la
fin du XIXe siècle. Si cette datation est correcte, il se pourrait alors qu’elle ait appartenu au grand chef Sioux Sitting Bull.
En 1875, ce dernier conduisit les tribus Sious et Cheyenne hors de leurs réserves afin de s’opposer à l’arrivée massive des colons Américains sur les terres sacrées Indiennes. Pour mater cette
rébellion, le gouvernement des États-Unis envoya le Général Custer à la tête du 7ème régiment de cavalerie. Le 25 juin 1876, Custer et ses hommes lancent une attaque contre les Sioux sur le site
de Little Big Horn. Trop confiants dans leur supériorité, ils se jettent littéralement dans le piège que leur a tendu Sitting Bull et sont décimés par une pluie de balles et de flèches. Il n’y
aura aucun survivant à l’exception d’un cheval de cavalerie.
Sa tête ayant été mise à prix par le gouvernement Américain, Sitting Bull trouve alors refuge au Canada. Cette forme d’asile politique ne tarde pas à provoquer un imbroglio diplomatique avec les
États-Unis. Sous la pression, le gouvernement Canadien accepte alors un compromis : Sitting Bull et les siens peuvent rester, mais ils ne recevront ni nourriture ni aucune aide que ce soit. James
Walsh, un agent du gouvernement Américain, est chargé de surveiller leurs allées et venues, mais il se lie bientôt d’amitié avec Sitting Bull, qu’il rente de dissuader de retourner aux
États-Unis. Mais affamés et affaiblis, les Sioux n’auront d’autre choix que de reprendre le chemin de leur réserve ; avant de partir, Sitting Bull offre son bien le plus précieux à son ami Walsh
: sa coiffe de chef.
S’agit-il de celle qui se trouve dans les réserves du ROM ? En l’absence de tout document historique attestant de ses origines, il est difficile de l’affirmer avec certitude. Face à ce vide, une
expérience « borderline » va être tentée ; elle repose sur une croyance Sioux voulant que l’âme des défunts se fasse sentir dans les objets leur ayant appartenu. L’arrière-petit-fils de Sitting
Bull se rend dans les réserves du ROM, où on lui présente la coiffe. Il n’a jamais connu son arrière-grand-père mais prétend posséder la faculté d’identifier les objets qui lui ont appartenu par
simple contact. En passant sa main sur la coiffe, il affirme sentir une énergie s’en dégager, preuve selon lui que celle-ci a bel et bien appartenu à Sitting Bull. On restera cependant dubitatif
sur l’utilisation d’une telle méthode, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle va à l’encontre de toute méthodologie historique.
. Bonji le bouledogue
Pour terminer cette visite placée sous le signe du mystère, la dernière partie du reportage nous emmène dans les recoins du département de zoologie, un véritable cimetière d’animaux naturalisés
où se côtoient des créatures rares et exotiques de diverses époques. Parmi elles se trouve Bonji le bouledogue, une « vedette » des années 30 qui rafla de nombreux prix dans des concours
canins.
Bonji arriva au Canada à l’été 1936 pour participer à l’une de ces compétitions organisée à Toronto. Une forte canicule sévissait alors, et le bouledogue vedette fut victime d’un coup de chaleur
qui lui fut fatal. Comment un animal aussi puissant, et a priori en excellente santé physique put-il être terrassé par un simple coup de chaleur ? L’histoire de la race des bouledogues nous donne
quelques indices. En effet, le bouledogue du XIXe siècle était plus grand, avec un museau plus allongé. Il tirait son nom de sa fonction de l’époque, qui consistait à attaquer les taureaux, «
bull » en Anglais. On se mit alors à élever des bouledogues aux pattes courtes, pour que les taureaux ne puissent pas les encorner, et à la mâchoire supérieure écrasée servant à mordre facilement
le mufle du taureau pour le tuer par suffocation.
Lorsque la législation mit fin à cette pratique des combats sanglants entre taureaux et bouledogues, ceux-ci devinrent des animaux de compagnie. Les éleveurs firent alors évoluer l’espèce,
transformant le bouledogue en un animal doux au faciès familier inspirant la sympathie. Ces modifications ont pu être obtenues grâce à la méthode de l’élevage de sélection intensif, c’est-à-dire
l’équivalent d’une sélection naturelle accélérée. De cette évolution résultèrent cependant d’importants problèmes de santé pour les bouledogues : problèmes de peau, de vision, mauvaise digestion,
faiblesse des hanches et courte espérance de vie. Mais c’est le faciès écrasé du bouledogue qui représente la plus grande menace pour sa santé. Au fil du temps, il est en effet devenu de plus en
plus plat, ce qui raccourcit ses voies respiratoires. Lorsqu’il fait chaud, l’air que l’animal respire a donc moins de temps pour refroidir, ce qui le rend plus vulnérable aux coups de chaleur :
c’est de cette façon que Bonji serait mort.
La visite s’achève sur cette histoire tragi-comique. Mais de nombreuses autres merveilles attendent le visiteur au détour des riches collections du Musée Royal de l’Ontario. Elles nous prient de
voir au-delà des vitrines, en nous mettant au défi de porter un second regard, plus attentif, sur ces témoins du passé qui nous murmurent d’étonnantes histoires.