Un jour d'avril 1973, un militant noir américain pour les droits civiques, Ray Robinson, qui a longtemps suivi Martin Luther King, débarque à Wounded Knee, dans le Dakota du Sud. Il souhaite
apporter son soutien à la cause des "Native Americans", ainsi que l'on nomme les Indiens aux Etats-Unis, qui manifestent contre les injustices dont ils sont victimes dans le pays. Wounded
Knee est un lieu emblématique et de sinistre mémoire. C'est là, en effet, que furent massacrés et jetés dans une fosse commune entre 150 et 300 hommes, femmes et enfants au matin du 29
décembre 1890, par le 7ème régiment de Cavalerie du Colonel James Forsyth. Sitôt arrivé dans ces lieux où résident toujours une petite communauté indienne, Ray Robinson appelle sa femme qui
lui demande de rentrer à la maison, inquiète car elle sait que la situation sur place est explosive. Elle ne le reverra jamais. Après avoir reçue l'annonce de la mort de son époux, Cheryl n'a
jamais pu savoir ce qui était arrivé à son mari ni où son corps avait été enterré.
Voilà quelques jours, quarante ans plus tard, Cheryl a fait le voyage de Détroit à Sioux City pour témoigner de son histoire. Le gouvernement américain refuse toujours de communiquer sur le
sort de son mari, officiellement parce que le cas est toujours en cours d'investigation par le bureau du FBI de Minneapolis. A Wounded Knee, plus personne ne se souvient de Ray Robinson. Une
épisode parmi tant d'autres dans l'histoire des militants de la cause des Indiens d'Amérique, qui n'a jamais bénéficié d'un large soutien populaire et que beaucoup voudraientt voir
s'éteindre.
Et de fait, cynisme et indifférence se conjuguent pour ensevelir année après année la mémoire des peuples indiens presqu'entièrement anéantis en Amérique du Nord.
On ne va pas le nier, les Apaches, les Cheyennes, les Iroquois, les Sioux ou les Esquimaux ne nous inspirent pas, la plupart du temps,
un sentiment extrême de culpabilité. Mais ce n'est rien comparé au pays du Western et de la Country. Pas plus que le Jazz ou le Blues ne
suscitent leur part de tristesse chez leurs amateurs et ne réveillent chez eux les souvenirs tragiques des lynchages des Noirs, ces genres populaires ne
renvoient à la réalité d'un génocide toujours en cours dans l'indifférence générale.
Lorsqu'un Américain de l'Illinois souhaite acheter ses cigarettes à bas prix (un paquet coûte ici actuellement 10 dollars), il prend la route
du sud de l'Etat ou de l'Indiana voisin, pour s'approvisionner dans l'un des territoires octroyés aux tribus indiennes locales. Là, il paiera son paquet
de cigarettes 4 dollars en moyenne. Dans un certain nombre de ces tribus, qui sont des milliers à travers les Etats-Unis, on peut également se procurer
de l'alcool à bon marché, jouer au casino (dans 452 d'entre-elles) ou, si l'on se sent possédé par le mal (ce qui est très en vogue), consulter
un shaman. Il est toujours très exotique de s'offrir une escapade dans ces drôles d'endroits. Pourtant, l'Américain moyen ne s'y risque pas trop.
En effet, 2,1 millions de ces Indiens, soit l'écrasante majorité, vivent largement sous le seuil de la pauvreté. La vision offerte par bien des campements
tient purement du bidonville. Et une fois passé ses limites, c'est un voyage en enfer qui commence. L'alcoolisme y prend des proportions catastrophiques.
Le chômage y bat tous les records du pays. La maladie s'y propage et tue comme dans les pires zones de la planète. Le suicide, celui des
jeunes en particulier, crève le plafond des statistiques. Les Indiens vivant à l'extérieur des tribus n'y reviennent eux-mêmes que pour se faire soigner lorsqu’ils
n'ont pas, chose courante, accès au système de santé américain.
Anthony B. Bradley est Professeur de Théologie au King's College de New York et Spécialiste des questions raciales aux Etats-Unis. « Si
quiconque pense que le gouvernement fédéral sait ce qui est bon pour les communautés locales, explique t-il, il ferait
bien de visiter une Réserve Indienne Américaine. Les Natifs Americains [Indiens d'Amérique, NDA] sont aujourd'hui plongés dans le cauchemar de la
privation de soins et d'économie qui est la conséquence directe des problemes crées par le Gouvernement lequel, en imposant des solutions sensees résoudre les
problemes, rend ceux-ci bien pires en retirant aux communautées leur autonomie. »
Tel est le prix à payer pour les Indiens d'Amérique, afin de rester sur la terre de leurs ancêtres, grâce aux concessions faites par
le gouvernement fédéral. Pourtant, les Etats abritant ces réserves n'ont de cesse de rogner ces droits et de tenter de
récupérer par tous les moyens ces espaces.
Pire, une certaine propagande laissant entendre que les Indiens d'Amérique auraient fait le choix de vivre
dans ces conditions a fort bien fonctionné dans l'esprit collectif. Or, cela repose sur une contre-vérité historique.